Les commémorations s’enchainent, année après année, discours après discours, 8 mai après 11 novembre.
Les commémorations s’enchainent et c’est toujours avec la même force que je suis ici avec vous ce matin.
Elles s’enchainent mais au fil des ans, nous sommes de moins en moins nombreux à célébrer ces deux évènements devant ce monument aux morts.
Elles s’enchainent et beaucoup s’interrogent sur la raison même de notre présence, comme si ce moment n’avait plus d’intérêt ou pire encore plus de sens.
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A l’instant même où le dernier ancien combattant de la première guerre mondiale s’est éteint, ces commémorations ont encore plus d’importance car rien ne doit être effacé, ni la bravoure et le courage de certains, ni la barbarie des autres.
A ceux qui s’interrogent, à ceux qui doutent :
Nous devrons tout raconter pour que rien ne soit oublié,
Nous devrons tout dire pour montrer encore une fois ce matin toute l’importance de notre participation,
Nous devrons raconter l’histoire de toutes ces personnes, de tous ces acteurs qui ont fait de cette période l’une des plus tragiques de l’humanité.
Nous n’avons pas le droit d’oublier certaines choses, elles sont notre Histoire.
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Alors, nous raconterons pour commencer l’histoire des « Justes parmi les nations » issus de tous les milieux, venant de toutes les origines et qui refusèrent l’ignominie en cachant des juifs au péril de leur vie, en les sauvant d’une déportation certaine, en tentant de leur faire oublier l’horreur de ces moments.
Vous devrez leur parler de Angel Sanz Briz et de Varian Fry.
Nous raconterons l’histoire de ces résistants de l’armée secrète ou du maquis qui bravèrent la force de l’armée allemande et la terreur de la gestapo, refusèrent la peur de l’arrestation, défièrent la torture et participèrent pleinement à la victoire finale.
Vous devrez leur parler du général Robert de Saint-Vincent et de Dino Bennamias.
Nous raconterons l’histoire de ces soldats français qui refusèrent la fatalité de la défaite et de l’occupation, continuèrent à se battre et permirent à la France de retrouver son rang et son honneur une fois la Guerre terminée
Vous devrez leur parler bien évidemment du Général de Gaulle et du Général Leclerc.
Nous raconterons l’histoire de ces soldats venus des quatre coins du Monde qui partirent loin de leur pays pour libérer la France et l’Europe et moururent pour certains sur les plages de Normandie ou dans les Ardennes.
Vous devrez leur parler du Major Richard D. Winters et du Capitaine Ronald Speirs.
Mais nous raconterons également l’histoire de ces collaborateurs qui dénoncèrent sans honte et envoyèrent des familles, des enfants, des innocents vers la mort.
Vous devrez leur parler de Maurice Papon et de Charles Spinasse.
Nous raconterons aussi l’histoire des militaires et hommes politiques Français qui ouvrirent leurs bras aux Allemands en adhérant à l’idéologie nazie et offrirent ainsi la France à Hitler.
Vous devrez leur parler bien sûr de Laval et de Pétain.
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Après leur avoir tout raconté, tout expliqué, aux plus réticents, aux plus perplexes, à ceux qui ne comprennent toujours pas, vous leur raconterez pour terminer l’histoire de Babi Yar.
Je ne connaissais pas l’histoire de Babi Yar. Je l’ai découverte au cours d’une lecture.
Le passage que je souhaitais vous lire ce matin, élément central de cette commémoration, est extrait du livre HHhH pour Himmlers Hirn heiβt Heydrich, le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich écrit par Laurent Binet, Prix Goncourt 1er roman 2010 et qui relate les préparatifs et l’attentat contre l’un des plus célèbres nazis de la seconde Guerre mondiale.
L’auteur raconte ainsi :
« En russe, yar signifie ravin. Babi Yar, le ravin de la grand-mère, était un immense dénivelé naturel situé à la périphérie de Kiev. Il n’en reste aujourd’hui qu’un fossé gazonné, assez peu profond, entourant une impressionnante sculpture érigée dans un style très socialiste à la mémoire des morts qui sont tombés là. Mais lorsque j’ai voulu m’y rendre, le chauffeur de taxi qui m’y conduisait a tenu à me montrer jusqu’où, à l’époque, s’étendait Babi Yar. Il m’a mené à une espèce de fossé boisé, où, m’a-t-il expliqué, l’on jetait les corps qui dévalaient du talus. Puis nous sommes remontés dans la voiture et il m’a déposé à l’emplacement du mémorial, situé à plus d’un kilomètre.
Entre 1941 et 1943, les nazis ont fait du « fossé de la grand-mère » ce qui est probablement le plus grand charnier de toute l’histoire de l’humanité : comme l’indique la plaque commémorative, ici ont péri plus de cent mille personnes, victimes du fascisme.
Plus d’un tiers ont été exécutées en moins de quarante-huit heures.
Ce matin de septembre 1941, les Juifs de Kiev se rendirent par milliers au lieu de rassemblement où ils avaient été convoqués, avec leurs petites affaires, résignés à être déportés, sans se douter du sort que l’Allemand leur réservait.
Ils comprirent tous trop tard, certains dès leur arrivée, d’autres seulement au bord de la fosse. Entre ces deux moments, la procédure était expéditive : les Juifs remettaient leurs valises, leurs objets de valeur, et leurs papiers d’identité, qui étaient déchirés devant eux. Puis ils devaient passer entre deux rangés de SS sous une pluie de coups. Les Einsatzgruppen les frappaient à grands coups de matraque et de gourdin, en faisant preuve d’une violence extrême. Si un Juif tombait, ils lâchaient les chiens sur lui, ou ils étaient piétinés par une foule affolée. Au sortir de ce couloir infernal, débouchant sur un terrain vague, les Juifs éberlués étaient sommés de se déshabiller entièrement, puis étaient conduits complètement nus au bord d’un fossé gigantesque. Là, les plus obtus ou les plus optimistes devaient laisser toute espérance. L’absolue terreur qui les envahissait à cet instant précis les faisait hurler. Au fond du fossé s’empilaient les cadavres.
Mais l’histoire de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants ne s’arrête pas tout à fait au bord de cet abîme. En effet, dans un souci d’efficacité très allemand, les SS, avant de les abattre, faisait d’abord descendre leurs victimes au fond de la fosse, où les attendait un entasseur. Le travail de l’entasseur ressemblait presque en tout point à celui des hôtesses qui vous placent au théâtre. Il menait chaque Juif sur un tas de corps, et lorsqu’il lui avait trouvé une place, le faisait étendre sur le ventre, vivant nu allongé sur des cadavres nus. Puis un tireur, marchant sur les morts, abattait les vivants d’une balle dans la nuque. Remarquable taylorisation de la mort de masse. Le 2 octobre 1941, l’Einsatzgruppe en charge de Babi Yar pouvait consigner dans son rapport : « Le Sonderkommando 4a a exécuté 33.771 Juifs à Kiev, les 29 et 30 septembre 1941. »
Laurent Binet alors quelques pages plus tard :
« Le Standartenführer SS Paul Blobel, en charge du Sonderkommando 4a de l’Einsatzgruppe C, celui qui avec tant de zèle s’est acquitté de sa tâche à Babi Yar, en Ukraine, est en train de devenir fou. Lorsque, dans la nuit de Kiev, il repasse en voiture devant le lieu de ses crimes et qu’il contemple à la lumière des phares le spectacle hallucinant offert par le ravin maudit, il est comme Macbeth qui voit les fantômes de ses victimes.
Il faut dire que les morts de Babi Yar ne se laissent pas facilement oublier, car la terre qui a servi à les ensevelir, elle, est vivante. Elle fume, des mottes sautent comme des bouchons de champagne, tandis que des bulles, produites par les gaz des corps en décomposition, s’échappent du sol. L’odeur est terrible. Blobel, agité d’un rire dément, explique à ses visiteurs : « Voici où reposent mes trente mille Juifs ! ». Et il fait un geste ample qui embrasse tout le ravin, cet immense gargouillant. ».
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A ceux qui ne sont pas présents ce matin avec nous, aux autres qui pensent que les commémorations ne servent plus à rien, je leur parlerai des justes, des résistants, des combattants, des collaborateurs. Je leur parlerai de tous les acteurs qui ont participé à cette tragédie.
Si cela ne suffit pas, je leur rappellerai simplement l’histoire de Babi Yar, le moment où l’humanité s’est arrêtée, pendant deux jours en septembre 1941, au sommet d’un ravin.
Nous n’avons pas le droit d’oublier certaines choses, elles sont notre Histoire.